Il y a quelques décennies, j’étais une race presque inconnue en France. Ma robe souvent noire et blanche, ma façon de me déplacer en rasant le sol et mon extrême vivacité ne fascinaient pas encore le grand public. J’étais un chien de la campagne, un vrai de vrai, un animal taillé pour le travail et la vie au grand air. Mes journées, je les passais auprès de mon troupeau que je modelais comme un artiste, et de mon maître dont je faisais la fierté. Je m’endormais le soir épuisé, crasseux et heureux.
Je ne sais pas ce qui s’est passé pour que ma vie change à ce point. Bien malgré moi, j’ai conquis le coeur des Français et envahi leur salon. Moi dont le pelage respirait la liberté, l’herbe foulée et la crotte de brebis, je trône désormais sur les canapés. Moi dont le plus grand bonheur était de virevolter parmi les moutons au son de la voix de mon maître, j’arpente maintenant les trottoirs au bout d’une laisse. Moi qui n’aimais rien tant que m’assoupir près de mon humain après de longues heures de labeur, je passe aujourd’hui mes journées à attendre le retour de mes maîtres qui partent travailler sans moi. Moi qui n’aimais rien tant qu’oeuvrer à en avoir les muscles douloureux et la tête sur le point d’exploser, je m’ennuie maintenant à mourir…
Je suis une race à part, voyez-vous. Chaque race a ses spécificités, ses qualités et est plus ou moins adaptée à la vie sédentaire que la société lui impose aujourd’hui. Moi, je m’en accommode difficilement. Je ne suis ni meilleur ni moins bon que les autres, mais je suis à part. Toutes les cellules de mon corps réclament une activité physique intense et du travail intellectuel. Mes neurones bouillonnent en permanence. À tel point qu’il y a encore quelque temps, j’étais l’une des rares races à devoir obligatoirement satisfaire à une épreuve de travail lors de mon examen de confirmation. Mon physique ? Il importait peu, tant que j’étais efficace. Aujourd’hui, certains ont souhaité voir évoluer ma race en une lignée de beauté. Pourquoi un tel sacrilège, alors qu’il existe tant d’autres races de chiens au monde ? Est-ce le propre de l’homme de détruire ce qu’il a mis tant de temps à créer, afin de combler son envie du moment ?
Certes, quelques représentants de ma race se satisfont d’une petite vie tranquille. Mais ils sont rares. L’exception qui confirme la règle, en quelque sorte. Cantonné au rôle de simple chien de compagnie, je déprime, ou je deviens fou : j’aboie toute la journée, je creuse, je parcours toujours le même chemin au point de laisser des sillons dans le sol comme un ours derrière les barreaux d’une cage de zoo. Mes maîtres s’arrachent les cheveux, ils tentent de m’éduquer comme ils le peuvent : ils y sont bien arrivés avec les autres. Mais je ne suis pas les autres, je ne suis pas juste « un chien » : je suis un Border Collie. J’essaie pourtant de faire de mon mieux pour les satisfaire. Mais dans mes gênes, brûle cette envie irrépressible d’arrêter tout ce qui bouge : les joggers, les voitures, la mobylette du facteur. Je suis ravi de montrer à mes maîtres l’étendue de mon talent. Pourtant, ils n’ont pas l’air d’apprécier. Surtout le jour où je plante mes crocs dans le mollet du petit neveu, venu jouer dans le jardin avec son tricycle. Je n’ai pas voulu être méchant : juste arrêter le mouvement. Je ne peux pas m’en empêcher.
Je n’ai pas compris les humains. Les humains ne m’ont pas compris. Cette erreur m’a coûté la vie. Là haut, j’ai retrouvé mon travail : des moutons, il y en a plein dans le ciel. Mon coeur de berger vibre à nouveau quand je danse parmi eux en une chorégraphie parfaitement orchestrée. Mais quand je regarde là, en bas, il saigne : tous ces Borders réduits à de simples animaux de compagnie parce qu’ils sont « beaux », parce qu’ils sont « intelligents », parce qu’ils sont « obéissants » et que ça fait « bien » d’avoir un chien toujours collé à son maître, le regard planté dans le sien en permanence, réclamant de tout son corps un travail qu’on ne lui donnera jamais… La souffrance de mes frères est telle que je la ressent de là haut, comme l’orage qui gronde avant l’explosion fatidique. Sans compter tous ces Borders enfermés dans des refuges et qui n’en partiront jamais car l’enfermement les a rendus fous, et qu’ils font peur à voir quand ils tournent sur eux-mêmes dans leur box comme des toupies.
Si vous n’êtes pas prêt à me comprendre, à me faire courir en liberté et à faire travailler le surdoué que je suis tous les jours sans exception, qu’il pleuve ou qu’il vente, si vous ne comprenez pas que j’exprime un besoin ancestral en courant derrière tout ce qui bouge… alors, renoncez à moi. Je serai malheureux avec le coussin le plus douillet et le jardin le plus vaste. Si vous n’êtes pas un passionné, une personne avertie, alors je ne suis pas le chien qu’il vous faut, parce que je ne suis pas un chien : je suis un Border Collie.
Elsa Weiss / Cynopolis
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