J’ai mordu mon petit maître. Je ne le voulais pas. On s’amusait beaucoup, ensemble. Il me lançait mon ballon et tirait sur la corde avec moi. Parfois, dans l’excitation du jeu, je lui pinçais les doigts en assurant ma prise sur la corde. Mais je relâchais toujours dès que je sentais sa peau tendre sous mes crocs. Il criait parfois, mais il ne m’en voulait pas, et on reprenait notre jeu.
Le soir, nous nous roulions tous les deux sur le sol, devant cette boîte à images qui amuse tant les humains. Grand maître nous grondait parfois parce que nous faisions trop de bruit. Petit maître montait sur mon dos, et je grognais parce que je n’aimais pas trop cela. Mais je me faisais disputer et je cessais aussitôt. J’oubliais rapidement, et reprenais mes jeux avec mon petit humain.
Quand venait le moment des repas, Grand maître montrait souvent à son petit comment reprendre ma gamelle encore pleine, pour me la redonner aussitôt. Que cela m’agaçait ! Mais je ne disais rien, car les humains ont souvent des lubies qui nous échappent, à nous les chiens. Souvent aussi, Grand maître et son petit me caressaient pendant mon repas. Quelle drôle d’idée ! Je préférais les rares fois où ils me laissaient tranquillement me remplir l’estomac.
Le soir, j’étais souvent fatigué avant Petit maître. J’allais me coucher dans mon panier, et la plupart du temps, il me laissait tranquille. Mais il arrivait qu’il ait encore envie de jouer. Je voulais le prévenir de me laisser en paix, mais je n’avais pas le droit de grogner. Je bâillais, je me figeais, j’évitais son regard, je lui léchais les mains, j’avais parfois envie de le pincer mais je me retenais, parce que je l’aimais.
Mais un soir, je l’ai mordu. Nous avions beaucoup joué, il y avait du monde à la maison, des adultes et des petits, qui parlaient et riaient fort. J’étais épuisé de cette journée bien remplie. J’étais allé me pelotonner dans mon panier, mais je n’arrivais pas à m’endormir avec tout ce bruit. Les petits humains passaient à côté de moi et me caressaient. Ce n’était pas le moment pour des câlins ! J’avais fini par m’assoupir et j’avais l’esprit embrumé, quand un visage s’est penché au-dessus de moi. J’ai relevé la tête brusquement et je l’ai attrapé. Je n’ai pas planté mes dents très fort, mais le sang s’est mis à couler. C’était Petit maître.
Depuis l’incident, Grand maître semble avoir perdu toute confiance en moi. Il m’a disputé comme jamais il ne l’avait fait. Pourtant, aujourd’hui, sa main est posée sur moi pendant que l’humain en blanc me manipule. Il essaie de me parler mais les mots s’étranglent dans sa gorge. Petit maître ne nous a pas accompagnés. Les larmes coulaient sur ses joues quand nous sommes montés dans la voiture. Sans comprendre, je l’ai regardé depuis la vitre arrière du véhicule, alors que nous nous éloignions dans l’allée. Dans un coin du jardin, gisaient la corde et le ballon.
Je suis parti doucement, sous la main de mon humain. Là où je me trouve, il y a des ballons et des cordes partout. Il y a plein de choses à manger et des odeurs alléchantes dans lesquelles se rouler. On peut aussi creuser dans les nuages autant qu’on en rêve. Parfois, je creuse tant et tant, que j’arrive à voir Petit maître ici bas. Un nouveau meilleur ami est entré dans sa vie. Mais cette fois, Grand maître veille à ce que son petit ne monte pas sur son dos, ni qu’il l’ennuie quand il dort. Il le nourrit seul, surveille leurs amusements et éloigne l’enfant quand le chien grogne.
Le ballon et la corde dansent à nouveau au rythme de leurs jeux. Petit maître a retrouvé le sourire. Chien et enfant, unis par une amitié ancestrale. Apaisé, je m’en retourne à mon panier de nuages, et me roule en boule le nez sous la queue. Je m’endors pour une longue sieste dans le calme de l’éternité, bercé par les lointains éclats de rire de ce petit maître que j’ai tant aimé.
Elsa Weiss / Cynopolis
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